Promenade #01 / avec Masahiro Suzuki
Domaine du Défend – Rousset – 15/16/17.09.2017
À l’occasion de la fin de notre séjour de création artistique au Domaine du Défend, Masahiro Suzuki et moi-même, Nicolas de Ribou, vous proposons le résultat d’un échange que nous avons entamé début juillet. Cet échange a été initié par l’association Voyons voir – Art contemporain et territoire et rendu possible grâce à la complicité de la famille Coutagne, propriétaire des lieux, que nous souhaitons remercier vivement pour leur accueil. Nous les remercions également d’accepter d’ouvrir exceptionnellement le domaine du Défend au public à l’occasion des journées du patrimoine de ce week-end.
Nous vous proposons une promenade qui démarre ici, elle consiste en un parcours balisé par Masahiro Suzuki au cours duquel je partagerai avec vous une sélection d’extraits de textes de différents auteurs proposants une réflexion sur la marche et l’attention au paysage -textes dont certains sont des allusions aux activités exercées par les trois frères vivants sur le domaine -. J’envisage ces différentes étapes comme un acte de médiation permettant d’introduire indirectement les enjeux présents dans le travail pictural de Masahiro Suzuki, et donnant des indices pour mieux apprécier l’oeuvre La Peinture Debout que vous découvrirez en fin de parcours.
Allons-y…
« Marcher, c’est aller au bout de soi-même tout en allant au bout du monde.
C’est redécouvrir l’homme qui prenait ses jambes à son cou lorsque le ciel lui tombait dessus.
C’est gelé en même temps que les pierres du chemin. Griller au feu du soleil. Partir à l’aube en pleine forme pour revenir sur les genoux en pleine nuit.
Marcher, c’est rencontrer des créatures qu’on ne verrait nulle part ailleurs. Marcher, c’est aussi aller nulle part sans rencontrer personne.
C’est se mettre en vacances de l’existence. C’est exister en dehors de vacances.
Marcher, c’est réussir à dépasser son ombre. C’est pouvoir se doubler soi-même en s’envoyant un gentil salut au passage.
Marcher, c’est caresser le sol, le flatter, l’amadouer. Une manière de se mettre la terre dans sa poche avant qu’elle ne se referme à jamais.
Marcher c’est être dans le secret des dieux. C’est écouter à leurs oreilles et entendre avec eux des bruissements, des murmures qu’on croyait éteints.
Marcher, c’est se mêler à la conversation des arbres, aux commérages des oiseaux, aux persiflages des reptiles. C’est se fondre dans la nature, se couler au fond du moule.
Marcher, est-ce que cela ne serait pas, en définitive, tourner avec ses pieds, au pas à pas, page après page, le grand livre de la vie. »
Fou de Marche, 1985 – Jacques Lanzmann
« Toujours en mouvement le paysage est une signification flottante, il s’inscrit dans la relativité du temps et des émotions du marcheur qui le contemple ou le traverse. Il est fait des innombrables paysages qui n’apparaissent qu’à certains moments du jour et des saisons pour en révéler d’autres strates. « Silence du mois de janvier quand les bêtes s’immobilisent, que la neige recouvre les champs, que la terre s’est gercée, et que la nuit recouvre la vie; silence plus fugitif d’un soir d’avril quand les choses retiennent leur respiration, l’espace d’un instant, quand les fleurs, parfois les hommes savent se déplacer sans se faire entendre, quand il faudrait une oreille bien fine pour entendre les exhalaisons, les pâmoisons, les parades amoureuses, l’envol du pollen, la montée sourde de la sève » (Sansot, 1983, 75).
Sans compter les variations de l’humeur même du marcheur. La puissance d’un paysage dépend peut-être aussi du moment de sa découverte, de son environnement saisonnier, de sa lumière ou de son obscurité, de l’heure même du jour, souvent sa force est vive à l’aube ou au coucher du soleil. Le chemin durci par le gel et les arbres dépouillés n’est plus celui boueux ou souple, emprunté l’été avec sa végétation encore luxuriante, pleine d’insectes et d’oiseaux. Et les moments du jour, pour chaque saison, introduisent également leurs nuances, du matin à la tombée du jour. Les changements météorologiques brouillent encore les repères à travers les déclinaisons de la lumière. Ce n’est pas seulement l’apparence du paysage qui est affectée mais aussi sa qualité sonore, la présence ou non du silence, des chants d’oiseaux, du bruit des insectes, des cris d’animaux ou le souffle du vent sur les herbes ou les branches des arbres. Les odeurs se transforment également au fil du jour et des saisons. Et même la tactilité, selon que le soleil ou le froid, la pluie ou les nuages affectent la peau et amènent à se vêtir d’une manière ou d’une autre. L’hiver tend à figer non seulement l’environnement, à le dépouiller de ces nuances, mais aussi à atténuer les sons, à éliminer les odeurs, à renfermer le marcheur en lui-même. L’usage des lieux est sans commune mesure d’un jour à l’autre. »
Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur, 2012 – David Le Breton
« La vigne, le vin sont de grands mystères. Seule, dans le règne végétal, la vigne nous rend intelligible ce qu’est la véritable saveur de la terre. Quelle fidélité dans la traduction ! Elle ressent, exprime par la grappe les secrets du sol. Le silex, par elle, nous fait connaître qu’il est vivant, fusible, nourricier. La craie ingrate pleure, en vin, des larmes d’or. Un plant de vigne, transporté par delà les monts et les mers, lutte pour garder sa personnalité et parfois triomphe des puissantes chimies minérales. Récolté près d’Alger, un vin blanc se souvient ponctuellement, depuis des années, du noble greffon bordelais qui le sucra juste assez, l’allégea et le rendit gai. Et c’est Xérès lointaine qui colore, échauffe le vin liquoreux et sec qui mûrit à Château-Chalon, au faîte d’un étroit plateau rocheux. De la grappe brandie par le cep tourmenté, lourde d’agate transparente et trouble, ou bleue et poudrée d’argent, l’œil remonte jusqu’au bois dénudé, serpent ligneux coincé entre deux rocs : de quoi donc s’alimente, par exemple, ce plant méridional qui ignore la pluie, qu’un chanvre de racines retient seul suspendu ? La rosée des nuits, le soleil des jours y suffisent – le feu d’un astre, la sueur essentielle d’un autre astre – merveilles… Quelle journée sans nuage, quelle douce pluie tardive décident qu’une année de vin sera grande entre les années ? La sollicitude humaine n’y peut presque rien, là tout est sorcellerie céleste, passage de planète, taches solaires. »
La vigne, le vin, 1932 – Colette
« Manon venait d’avoir quinze ans, mais elle était plus grande que son âge. Avec l’aide de sa mère, elle taillait ses vêtements dans de vieux costumes de théâtre. Le temps n’en avait pas épargné les couleurs, mais les riches tissus avaient gardé leur force: c’est pourquoi la bergerette courait les garrigues dans des robes de brocart fané, des boléros de soie délavée, et qu’elle portait sous la pluie la capuche à frange dorées de la chantante Manon.
De ces somptueux haillons sortaient ses bras bruns, griffés par les argéras et les aubépines, et ses longues jambes musclées souvent noircies par ses courses dans les bois brulés, où l’herbe est plus riche, et où l’on trouve, parfois sans les chercher, de petites processions de morilles encapuchonnées. Des cheveux coupés aux épaules, dorés par le soleil et séchés par le vent, formaient une épaisse crinière; ses yeux bleu de mer brillaient derrières les boucles qui cachaient son front, et tout son visage avait cet éclat que les brugnons murs ne gardent qu’un jour, mais qui brille trois ou quatre ans sur les joues lisses des jeunes filles. (…)
En poussant le troupeau devant elle, elle allait d’abord faire la tournée des pièges tendus la veille au soir: lorsque soufflait le mistralot, qui amène des vols de culs-blancs, c’était au bord des barres, au pied de petites pyramides qu’elle construisait avec des pierres plates pour attirer les oiseaux du vent… Si le grand mistral sifflait dans les pins obliques, elle descendait au fond des gorges, et plaçait ses engins au pied des à-pics, sous les térébinthes et les myrtes; mais lorsque le temps était calme, elle tendait sur les plateaux, près des bergeries ou des fermes en ruine, autour de vieux arbres fruitiers agonisants.
Chemin faisant, elle cueillait des herbes et des plantes, et en bourrait le sac sur le dos de l’ânesse, puis tous les jours, quand il faisait beau, elle allait s’établir au même endroit.
C’était sur un coteau abrupt du vallon des Refresquières. Entre deux ravins, s’étendait une longue et large terrasse de roche, vêtue de thym, de genièvres et de romarins. Abritée par le mistral par la haute barre de roche bleue qui soutenait le plateau supérieur, elle dominait le fond du vallon verdoyant par un à-pic de cinquante mètres, on n’y accédait que par les étroits sentiers au fond des ravins.
Là, se dressait un très vieux sorbier, qui plongeait sans doute ses racines dans une crevasse invisible. Mutilé par la foudre, hérissé de moignons comme un perchoir de perroquet, il étendait une longue branche verdoyante au dessus d’une roche plate, aussi lisse qu’un miroir. »
Manon des sources, 1963 – Marcel Pagnol
« Cet éclat des couleurs vient de ce que la montée, qui est haute et abrupte, et, le chemin mis à part, totalement sauvage, n’est faite que de rochers, de verdure et de terre, mais que la terre y est du plus beau rouge. Un rouge sombre. Il varie un peu de mètre en mètre, mêlé d’ocres et de bruns. Parfois même, certains jours, il s’en tient à ses bruns. mais, après la pluie, par exemple, le rouge l’emporte et s’impose avec puissance. De toute façon, de l’ocre au rouge, la terre dégage une luminosité intense et vous fait ainsi entrer dans un monde neuf et inhabituel. En plus, ce luxe de couleur est rendu plus saisissant par les formes de la terre: tourmentée, creusée de vraies chutes à pic, bosselée de hauteurs, et de hauteurs qui font facilement cinq à dix mètres, elle offre un désordre de rochers clairs et nets, surgissant n’importe où sur ce sol éclatant.
Il y a quelques pins, peu serrés, qui laissent tout le temps voir cette terre accidentée: elle est surtout piquée de romarins, de petits cistes, et de toutes les plantes du maquis, dont les minces feuilles sombres semblent s’être dorées à force de soleil.
Ce contraste de couleurs, dans cette montée rude et sinueuse, cent fois j’ai voulu le photographier. Impossible! On arrive à saisir un pin, ou un rocher, une levée de terre rouge. Mais toujours, ce n’est qu’un détail; et l’on dirait qu’il s’est éteint de se trouver séparé du reste. De fait, la qualité unique des chemins de Sainte-Victoire, et de celui-ci pour commencer, est la profusion avec laquelle le paysage se donne. Ici encore,dans cette montée qui prend à peine vingt minutes (si l’on ne s’assied pas, tout à la fois émerveillé et hors d’haleine, à chaque nouveau détour!), on est au coeur d’un horizon si grand et si parfaitement vierge que l’on est comme ébloui de son ampleur. Du coup, chaque élément réagit sur les autres. Un pin vert sur la terre rouge, cela peut être un repère, une image servant d’aide-mémoire; mais tout un horizon de lumière, avec tous les verts et tous les rouges, et toute la liberté offerte au regard, c’est autre chose. De même un rocher clair sur de la terre rouge, ce n’est plus rien: il y faut la variété des rochers, qui vont du gris au jaune et sont parfois franchement blancs, de même qu’ils vont de l’arrondi au bloc aigu, à foison, tout autour, retenant au passage des éclats d’une lumière changeante qui étourdit le regard. Le paysage, dans nos régions, ne se donne pas par fragments: il s’offre d’un coup, dans une générosité royale. »
Sur les chemins de Sainte-Victoire, 1987 – Jacqueline de Romilly
Promenade
Le bois aggloméré entoilé par le coton.
La poudre de marbre poisseuse par la colle de peau de lapin.
Les pigments mêlés par l’huile d’œillette, l’essence de lavande, la résine dammar fondue dans la térébenthine balsamique.
La pierre sur la plante qui couvre l’arbre.
La sève de la forêt avec la montagne minérale reflète une onde luisante variée.
Les fragments sont la couleur de la palette.
Le regard trace le chemin de la forêt.
Le spectateur est un voyageur qui réalise son éphémérité, la régénération instantanée de ses cellules, de son corps, de sa perception, de son regard, de sa conscience vis-à-vis d’une trace qui appartient à une autre dimension temporaire.
Dans le paysage
– Masahiro Suzuki, 2016 –