Chère Diane, chère Camille,

Alors que j’entretiens des correspondances avec toutes les deux, il me semble que je ne vous ai jamais présentée l’une à l’autre.
Voilà donc chose faite.
Je suis arrivée à Clermont-Ferrand hier soir, à mi-chemin de mon second voyage, à la moitié de la durée totale de ma résidence. Il était donc de mise – comme la dernière fois – de me poser un certain nombre de questions sur mon écriture.
Tu sais, Diane, j’hésitais beaucoup à reprendre notre correspondance. Non pas parce que je n’apprécie pas t’écrire, mais parce que, comme Thierry de Duve le disait si justement, une adresse devant témoins se meut en prise d’otage. De toi ou de moi, ça par contre, ce n’est pas si clair.
Qu’on ne se méprenne pas : J’ai besoin de t’écrire, chère Diane. Cela m’aide à (re)mettre de l’ordre dans mes pensées à la fin de mes journées chargées, à passer en revue mes rendez-vous, à faire front à ma mémoire capricieuse et sélective. Mais que je t’écrive en public entraine une mise en place de protocoles, de formes d’écritures policées. Je m’en suis moins rendu compte cette fois-ci, les listes de mots clé étaient une forme plus radicale – pas super digeste à lire j’avoue – que mon écriture du moment, qui est, et là je cite ma chère Camille : « si typique de l’art contemporain (…) avec ses formules, ses expressions » qui ont pour effet que l’on voit « le vocabulaire, la syntaxe, avant de pouvoir voir le travail. »
Listes ou écriture normée, cela revient au même : cacher mon avis derrière des mots. Donc oui, ma chère Camille, tu as lu/vu juste (comme si souvent) derrière la jolie clôture de jardin peinte en bleu ciel de mes lignes de textes, oui, des fois, je m’emmerde à mes rendez-vous.
Et c’est là que moi je me pose des questions sur mon rôle, mon travail en tant que commissaire d’exposition, sur mes responsabilités, mes devoirs et ce prétendu pouvoir que l’on détiendrait dans cette position. (Pour expliquer l’utilisation de ce mot moche de « pouvoir » : il faut savoir que je vous écris sur fond de scandale (enfin, qui découle d’un niveau journalistique assez bas) autour du directeur du Mudam Luxembourg, qui, sous attaque constante pour ne pas exposer d’artistes luxembourgeois – de niveau très discutable des fois – dans son musée, a pété les plombs et arraché son micro à une journaliste qui porte aujourd’hui plainte pour coups et blessures volontaires. Bon, je vous ai prévenues, c’est d’un niveau assez discutable).
Tout ça pour dire que l’écriture journalière exhaustive que je me suis donnée envers toi, Diane, me met dans l’embarras. J’écris sur tout le monde, mais ce n’est pas mon intention de faire savoir quand un travail m’a moins touché, j’essaie de rapporter les intentions de l’artiste. Je dois rencontrer un certain nombre d’artistes qui travaillent avec les structures qui m’invitent, dont le travail ne relève pas forcément de ma sensibilité. Je rends service (pour reprendre les mots de Sophie Lapalu). Mais sous couvert d’ « objectivité », tout devient nivelé, si bien que des fois, je ne prends aucun plaisir à t’écrire, chère Diane. Je sens l’obligation politique(ment correcte) de cette exhaustivité que je me suis pourtant imposée à moi-même et qui est maintenant difficile à relâcher. François Piron, actuel commissaire de la biennale de Rennes, disait à un colloque il y a quelque temps, que la critique d’art se résume aujourd’hui bien souvent à des commandes de la part des institutions et des artistes, et devient de la communication. C’est bien pour cela que j’ai commencé à écrire des cartes postales, forme d’écriture entre le tweet, la comm, le haïku et l’information totalement futile. C’est pour cela également que je fais des descriptions d’œuvres, où l’intérêt est ailleurs, il questionne la manière dont on appréhende une œuvre, dont on la voit et apprend à la connaître, comment se dévoilent les intentions de l’artiste et comment nos différents langages sont toujours insuffisants pour rapporter les choses. Et là, on a pu me reprocher que ces formes de correspondances ne sont pas une écriture sur l’art mais des projets artistiques, où les artistes seraient à mon service et pas l’inverse.
Ce qui me refait penser que le monde de l’art est vraiment trop un monde de requins pour moi des fois, heureusement que j’ai plein d’amis artistes pour qui l’amour est une vraie valeur. Pour ne pas finir sur une note aussi kitsch, chère Diane, chère Camille, je voudrais vous faire part d’une œuvre d’un artiste – luxembourgeois, tiens ! – à laquelle j’ai pensé à plusieurs reprises en rédigeant ces lignes et qui, selon moi, pose des images et des jeux d’acteurs très justes, et drôles (!), sur cette problématique là :
Antoine Prum, Mondo Veneziano – High Noon in the Sinking City, 2005.
Il n’est pas accessible en ligne, mais j’ai le DVD, je vous montrerai.
Je vous embrasse !

Antoine Prum, Mondo Veneziano, High Noon in the Sinking City, 2005, film 35mm transféré sur vidéo HD, 33 min

Antoine Prum, Mondo Veneziano, High Noon in the Sinking City, 2005, film 35mm transféré sur vidéo HD, 33 min